Le gaz naturel joue un rôle déterminant dans les systèmes énergétiques de la majorité des nations, à la fois comme combustible dans la production de chaleur – en Suisse, le gaz couvre 14% de la demande finale d’énergie – et comme source de génération d’électricité. Dans le contexte d’une transition énergétique visant un approvisionnement en énergie moins intensif en carbone, le gaz est souvent vu comme un combustible de « transition ». Ce rôle soulève la question des développements et évolutions de l’approvisionnement en gaz en Suisse comme en Europe. Dans un contexte où la production européenne de gaz est prévue en baisse dans le futur et au vu des changements rapides sur le marché mondial du gaz, la question de la sécurité de l’approvisionnement en gaz est centrale. Le conflit entre l’Ukraine et la Russie a récemment renforcé les craintes dans ce domaine, remettant la question de la sécurité de l’approvisionnement au coeur de l’agenda de la Commission européenne En parallèle, la Suisse s’interroge actuellement sur une possible restructuration de son marché du gaz en menant différents débats autour de scénarios d’ouverture du marché.
Dans ce contexte, la présente étude s’attache à la question des perspectives de développement du marché suisse du gaz en relation avec celles du marché européen. A cet effet, nous développons des modèles numériques qui tentent d’adresser quelqu’une des grandes questions qui entourent les marchés suisses et européens. Vu l’ampleur du projet, nous optons pour une approche en deux temps.
Dans la première partie du projet, nous formulons un modèle du marché européen du gaz naturel basé sur des techniques d’optimisation. Le modèle prend en compte des détails techniques de la production, du transport (pipeline et GNL) et du stockage du gaz. De plus, nous assurons le lien avec le marché gazier mondial par une représentation schématisée des principaux hubs de consommation et de production. Le modèle est utilisé pour évaluer la sécurité de l’approvisionnement en gaz des pays européens à travers l’étude d’une série de scénarios de développements du marché (p.ex. : l’extension projetée des pipelines du Southern Gas Corridor ou du Nord Stream 2), des scénarios de crises gazières (p.ex. : avec l’interruption des livraisons entre Moscou et Kiev) ainsi que des politiques publiques visant à améliorer la sécurité de l’approvisionnement (p.ex : une réserve stratégique obligatoire de gaz ou contrats spécifiques à long terme).
Les résultats des simulations indiquent qu’au niveau européen le réseau existant de pipelines et l’infrastructure GNL semblent suffisants pour compenser la réduction attendue de production indigène de gaz. Néanmoins, au vu de la forte dépendance de l’Europe envers le gaz de Russie, les extensions prévues (nouveaux terminaux GNL ou Southern Gas Corridor) ne semblent pas permettre d’éliminer complètement tous les risques de pénurie de gaz dans le cas d’une interruption des livraisons russes en hiver. L’Europe est tributaire du marché mondial et de sa capacité, ou non, à fournir du gaz de manière flexible pour contrer d’éventuelles pénuries.
Les simulations indiquent que des politiques publiques instaurant une obligation de stockage stratégique semblent une méthode efficace et efficiente pour améliorer la sécurité de l’approvisionnement gazier. Une réserve obligatoire fixée à 20% ou 30% des capacités de stockage permet, par exemple, de garantir l’approvisionnement en gaz malgré une interruption des livraisons à travers le canal Russie – Ukraine durant quatre mois. Il est à relever que, pour obtenir une bonne gestion de la crise, une excellente coordination des pays européens est essentielle. Les capacités de stockages étant réparties de façon hétérogène en Europe, il est crucial que les pays voisins puissent collaborer solidairement.
A l’échelon suisse, la sécurité de l’approvisionnement semble bonne et il est probable qu’elle le reste durant la prochaine décennie. A travers les différentes simulations effectuées, la Suisse ne s’est jamais retrouvée dans une situation où la demande nationale n’aurait pu être satisfaite. Il est néanmoins à noter que, la Suisse n’étant pas membre de l’Union européenne, étant entièrement dépendant des imports et ne possédant pas d’infrastructure propre de stockage, il est crucial pour le pays d’assurer sa bonne relation et intégration dans le réseau europée. La Suisse possède également un avantage en cas de situation critique, puisque 30% de sa demande en gaz est constituée de clients bi-combustibles, ce qui confère de la flexibilité au système.
Dans la deuxième partie du projet, nous analysons plus spécifiquement la Suisse en mettant sur pied un modèle représentant le marché suisse du gaz, ses quatre principales zones de réseau et son interconnexion avec ses voisins. Nous utilisons ensuite ce modèle pour étudier les possibles conséquences d’une introduction d’un système Entry-Exit, comparant notamment l’utilisation de charges de réseau propres à chaque région à celle de charges uniformes pour l’entier du pays. Les résultats indiquent qu’un tel système semble avoir un faible impact sur les niveaux de prix et sur la demande. En raison du peu de données disponibles, notre analyse est limitée à une représentation très schématique du marché suisse. La question de savoir si l’introduction d’un système Entry-Exit pourrait avoir de possibles conséquences sur les réseaux locaux, notamment en termes de congestion du réseau durant des périodes de forte demande, n’a pas pu être étudiée.
Partant du faible impact des différentes formulations du système Entry-Exit sur les dynamiques de marché et du fait que les charges de réseau soient relativement faibles en comparaison des prix du marché de gros, il parait probable que les développements du marché gazier européen aient un plus grand impact sur le marché suisse du gaz. Dans ce contexte, l’interconnexion avec l’Europe, un accès au réseau garanti et régulé ainsi que des incitations aux consommateurs pour qu’ils profitent des opportunités offertes par une libéralisation sont des facteurs potentiellement plus impactant de la restructuration du marché suisse.
Trois implications concrètes pour les politiques gazières suisses semblent émerger des résultats des différentes études de cas. Premièrement, comme les évaluations de sécurité de l’approvisionnement n’indiquent pas de problème particulièrement criant pour l’Europe de l’Ouest et centrale en cas de crise gazière russe, il ne semble pas y avoir de mesures urgentes en termes d’infrastructure au-delà de la poursuite du développement du réseau, notamment le projet de « reverse flow » sur le pipeline Transitgas. La Suisse devrait s’assurer d’une proche connexion avec l’UE pour garantir une bonne coopération en cas de crise.
Deuxièmement, les analyses de sécurité de l’approvisionnement indiquent que de simples évaluations statiques sont insuffisantes pour capturer et représenter l’ensemble des dynamiques du marché. Les stress tests conduits dans le cadre la Stratégie européenne pour la sécurité énergétique (European Commission, 2014a) et les évaluations de risque de l’ENTSO-G sont des approches solides, notamment dans leurs représentations détaillées de l’offre. Néanmoins, elles sont souvent insuffisantes pour représenter l’ensemble des interactions du marché, puisqu’elles négligent l’adaptabilité de la demande. L’Europe et la Suisse devrait ainsi combiner les analyses techniques de sécurité de l’énergie à des évaluation plus globales du marché pour s’assurer une bonne évaluation des deux aspects.
Troisièmement, l’ouverture du marché suisse du gaz à la concurrence requiert un choix cohérent de ses modalités d’organisation. Un système Entry-Exit semble une méthodologie adaptée pour assurer l’accès des tiers au réseau. De plus, ce système est en phase avec la pratique européenne en la matière. Néanmoins, il est à signaler que les modalités de son implémentation (par exemple la question de charges de réseau uniformes ou zonales) semblent n’être qu’un critère de succès parmi d’autre. L’impact des charges de réseau sur les prix finaux et les dynamiques de marché semblent n’avoir qu’un impact relativement mineur. La bonne régulation du marché, garantissant un accès sans discrimination au réseau et empêchant des subventions croisées sur le marché, est un facteur crucial dans le développement d’un marché compétitif, ouvert et adapté aux développements futurs.