La vérification des détails critiques des structures existantes est faite généralement par la méthode des bielles-et-tirants ou des champs de contraintes rigides – plastiques. Cette deuxième méthode est préconisée aussi par la norme SIA 2622003 (chiffre 4.3.1.1 « Le dimensionnement sera généralement entrepris sur la base de champs de contraintes. »). Elle a le grand avantage de permettre une vérification systématique et consistante d’un grand nombre de détails critiques de ponts existants : âmes de ponts en béton armé précontraint (effet de l’effort tranchant et de la torsion), interaction entre l’effort tranchant et la flexion transversale, entretoises et détail de la suspension de l’effort, zones d’introduction et de diffusion des efforts concentrés (forces d’ancrage des câbles et réactions d’appui), articulations Gerber, piles, détail d’encastrement des piles dans les entretoises et dans les fondations, consoles, ….
La méthode des champs de contraintes rigides - plastiques présente néanmoins certains désavantages (voir Muttoni1990, Muttoni et al.1997):
- la résistance effective du béton doit être estimée sur la base de l’expérience ou des recommandations des normes (typiquement 0.6 fc dans les âmes) car les déformations ne peuvent pas être déterminées par la méthode rigide - plastique;
- le choix de l’angle d’inclinaison des champs de compression est souvent limité à des valeurs prudentes adoptées pour le dimensionnement, mais qui ne sont pas optimales pour la vérification de structures existantes. En outre, cette inclinaison est généralement admise constante sur la hauteur de l’âme (ce qui ne correspond pas à la réalité).
- la possibilité d’activation des éléments trop souples est difficile à estimer de sorte qu’elle est souvent négligée (contribution à la reprise de l’effort tranchant des zones comprimées, incrément d’effort dans le câble de précontrainte, redistribution de plusieurs éléments en parallèle, ..) ;
- le développement des champs de contraintes rigides - plastiques peut se révéler compliqué et nécessite dans les cas un peu complexes d’une certaine expérience.
Ces limitations des champs rigides-plastiques sont cependant souvent acceptables pour le dimensionnement de structures nouvelles (dimensionnements du côté de la sécurité). En revanche, pour la vérification de structures existantes, ils peuvent conduire à des évaluations trop sécuritaires de la résistance d’une structure, de sorte que des renforcements pas toujours nécessaires peuvent en résulter. Pour résoudre ces problèmes, une méthode basée sur les champs de contraintes élastiques – plastiques a été développée à l’EPFL (Fernández et al.2007, Kostic2009). Elle est basée sur l’hypothèse d’un comportement élastique - plastique aussi bien pour le béton que pour l’acier d’armature. Le béton est considéré sans résistance à la traction et avec une résistance à la compression en fonction de l’état de déformation (1ère déformation principale selon l’hypothèse de Vecchio-Collins1986).
Cette méthode a été implémentée dans un logiciel aux éléments finis de libre accès (http://i-concrete.epfl.ch). Elle permet ainsi de dimensionner des structures complexes sans faire référence aux exemples connus et de vérifier les structures existantes en tenant compte de toutes les réserves de résistance (figure 2 et rapport OFROU N° 6062006) jusqu’à la formation d’un mécanisme selon la théorie de la plasticité (limite supérieure).
Cette caractéristique représente un grand avantage de la méthode puisqu’elle permet de marier l’approche de la borne inférieure selon la théorie de la plasticité (champ de contraintes) avec la borne supérieure (mécanisme), permettant d’obtenir les solutions exactes selon la théorie de la plasticité. Dans les applications pratiques, elle permet donc de vérifier des structures existantes en considérant toutes les réserves de résistance qui sont souvent négligées dans des calculs courants. Il est important à relever, que dans certains cas, l’utilisation de cette méthode permet d’éviter des renforcements inutiles.
Les étudiants formés par l’EPFL ainsi que certains ingénieurs de la pratique utilisent déjà cet outil pour l’apprentissage à la méthode des champs de contrainte, pour la conception de structure particulières et pour la vérification des détails critiques des structures existantes.
Malgré les avantages didactiques de la nouvelle méthode proposée, elle ne devrait par contre pas remplacer les méthodes rigides - plastiques classiques pour les cas courants. En effet, lors de la vérification d’une structure existante aussi bien que pour le dimensionnement d’une nouvelle structure, il est toujours raisonnable de procéder par phases:
i) dans une première phase il faudrait utiliser des méthodes très simples comme par exemple la méthode des bielles-et-tirants ou les équations proposées par les normes ;
ii) si ceci ne suffit pas, les champs de contraintes rigides – plastiques simples représentent un excellent outil ;
iii) dans certains cas il est néanmoins nécessaire d’affiner les champs de contraintes rigides – plastiques afin de considérer l’activation des réserves de résistance spécifiques pour chaque cas et
iv) seulement pour des cas particuliers, quand il est possible d’éviter un renforcement inutile, il est très utile d’utiliser la méthode des champs de contraintes élastiques – plastiques.
Tableau 1 : essais sur poutres précontraintes, comparaison des méthodes d’analyse avec les résultats d’essais (Fernández et al.2008), (Vtest/Vmod)m est la moyenne du rapport résistance réelle mesurée / résistance calculée tandis que COV est son coefficient de variation
Méthode |
(Vtest/Vmod)m |
COV |
i) |
Équations de la norme SIA 2622003 pour l’effort tranchant |
1.19 |
0.15 |
ii) |
Champs de contrainte rigides – plastiques simplifiés |
1.19 |
0.14 |
iii) |
Champs de contrainte rigides – plastiques affinés |
1.09 |
0.13 |
iv) |
Champs de contraintes élastiques - plastiques |
0.98 |
0.05 |
Une comparaison des différentes méthodes avec les résultats d’essais effectués en laboratoire sur des poutres précontraintes extraites d’un pont de l’autoroute A2 (projet AGB 2001/486) a montré que pour ces essais (voir tableau 1 et figure 3) :
- les champs de contraintes rigides – plastiques sous-estiment en moyenne les résistances réelles (réserves jusqu’à 40 %), mais à cause de la dispersion importante (figures 3i, 3ii et 3iii), certaines de ces réserves ne peuvent pas être prises en compte ;
- les champs de contraintes élastiques – plastiques permettent de calculer les résistances avec une très bonne précision.
Les réserves des méthodes i) et ii) sont dues au fait que l’incrément de la force dans le câble de précontrainte ainsi que l’effort tranchant repris par les membrures ne sont pas considérés tandis que la réserve de la méthode iii) concerne essentiellement l’effort tranchant dans les membrures. La dispersion assez importante des résultats obtenus avec les champs de contraintes rigides – plastiques est due surtout à l’estimation trop grossière du facteur de réduction kc (=0.6 selon SIA 2622003).
Pour ce qui concerne les poutres avec étriers suffisants, d’autres comparaisons effectuées à l’EPFL confirment les résultats décrits dans la figure 3. Une recherche en cours (AGB2006/015, Résistance des ponts précontraints avec étriers insuffisants) permettra de considérer aussi le cas des poutres faiblement armées à l’effort tranchant et de valider l’applicabilité de la méthode pour ce cas.
Dans le cadre de la recherche proposée, nous envisageons d’étudier les cas disponibles dans la littérature scientifique concernant les essais effectués sur certains détails complexes représentatifs pour les ponts en béton armé afin de valider la méthode et d’étudier les limites d’applicabilité. Ces problèmes concernent par exemple :
- les zones d’introduction et de diffusion des efforts concentrés (appuis, précontrainte,…),
- les consoles trapues (importantes pour simuler les articulations Gerber),
- les entretoises (y compris le cas de l’appui indirect avec le problème de la suspension de l’effort tranchant),
- les nœuds (zones où se rencontrent les bielles comprimées et les tirants),
- le comportement des colonnes,
- les extrémités des poutres avec ancrages problématiques (importants pour simuler le comportement de l’extrémité des ponts et des poutres préfabriquées). Pour ces cas il est important d’étudier l’inclinaison de la première bielle comprimée en cas de rupture par adhérence (capacité de redistribution de efforts).
Un autre problème que nous souhaitons étudier concerne l’étude de l’influence de la flexion transversale sur la résistance à l’effort tranchant des âmes ainsi que la répartition entre torsion uniforme et torsion non-uniforme dans la section fermée. En effet, pour les situations de projets déterminantes dans l’évaluation des ponts existants, la charge utile se situe généralement sur le porte-à-faux, de sorte que nous avons des moments de flexion importants dans le sens transversal ainsi qu’une torsion non-uniforme importante due au gauchissement de la section (figure 4). Certains de ces effets peuvent être considérés comme des déformations imposées et pourraient être négligés dans une approche rigide-plastique ; d’autres sont par contre nécessaires pour assurer l’équilibre et doivent impérativement être considérés (ponts courbes notamment). Il est à noter, que ces effets sont souvent négligés dans les vérifications malgré l’influence importante de la flexion transversale sur la résistance à l’effort tranchant des âmes (figure 5).
Dans le cadre de la recherche proposée, il s’agit de :
- évaluer l’influence de ces effets sur le comportement réel des ponts en caisson,
- étudier s’ils peuvent être traités efficacement par le biais de la méthode des champs de contraintes élastiques-plastiques, et
- proposer des règles simples pour une vérification simplifiée par le biais de la
méthode des champs de contraintes rigides-plastiques [Türlimann1977, Schlaich et al.1982].