Ces derniers temps, les acquisitions d’armement ont de nouveau suscité des controverses au sein de l’opinion publique et lors des consultations parlementaires. C’est dans ce contexte que la Commission de gestion du Conseil national a chargé le Contrôle parlementaire de l’administration de réaliser une étude sur l’acquisition d’armement (immeubles exceptés). Celle-ci devait porter sur la phase d’évaluation et de sélection de matériel militaire par armasuisse. L’étude a tenté de répondre aux deux questions suivantes :
1) Que penser du processus d’acquisition du point de vue légal ?
2) Que penser du processus d’acquisition du point de vue de la gestion d’entreprise ?
L’étude repose sur des analyses approfondies de documents, des entretiens et l’évaluation de données provenant des systèmes d’informations internes d’armasuisse. Ce faisant, quatre projets d’acquisition (système d’informations de conduite des Forces terrestres, transformation du char de grenadiers à roues Piranha en véhicule sanitaire, système radio à ondes courtes SE-240, moteur hors-bord) ont été analysés en profondeur.
Globalement, on retiendra qu’en tant que principal acteur en matière d’acquisitions, armasuisse affiche un niveau de qualité élevé dans différents domaines, notamment la documentation des processus. Soulignons également que, dans un environnement soumis à des turbulences, il a initié de nombreuses mesures qui vont dans la bonne direction. Ainsi, la formation dans le domaine du droit des marchés publics a été renforcée, un système de gestion (certifié) a été mis en place, la saisie du temps de travail a été introduite et un système de controlling moderne est en cours de réalisation. Pourtant, les résultats de la présente étude l’attestent, armasuisse n’a pas encore atteint son objectif.
Du point de vue légal, les principales conclusions sont les suivantes :
– La part d’adjudications de gré à gré, sur lesquelles le droit des marchés publics n’a quasiment aucune emprise, est très élevée. armasuisse justifie cette situation par le grand nombre de monopoles, notamment dans le domaine des travaux de maintenance.
– Globalement, armasuisse affiche une forte préférence pour la procédure invitant à soumissionner. D’une part, il plaide en faveur de cette procédure concurrentielle conformément au droit des marchés publics lorsque d’autres acteurs du domaine Défense préfèreraient une adjudication de gré à gré. D’autre part, cette préférence se manifeste à travers une interprétation quelque peu problématique du droit des marchés publics, ce qui a pour conséquence que certains marchés sont adjugés, sans justification satisfaisante, selon une procédure invitant à soumissionner et non selon la procédure indiquée, plus axée sur la concurrence. Dans l’un des cas analysés, il a été en outre constaté qu’un marché a été divisé en deux parties, ce qui est illégal, dans le but d’éviter une procédure ouverte ou sélective et d’opter ainsi pour une procédure invitant à soumissionner.
– Dans toutes les procédures concurrentielles analysées, armasuisse a certes recouru à des critères objectifs et à des instruments d’évaluation structurés. Cependant, la transparence de la procédure et des critères d’évaluation lors de l’adjudication de marchés d’armement laisse parfois à désirer. Dans certains cas, les critères d’évaluation et/ou le déroulement de la procédure n’ont pas été communiqués de manière suffisante. Par ailleurs, dans un cas, les critères ont été modifiés ou pondérés différemment de ce qui avait été annoncé dans l’appel d’offres.
– armasuisse adjuge plus de 95 % du volume des acquisitions sans possibilité de recours, selon la loi sur les marchés publics. Par conséquent, la Confédération dépense des milliards de francs dans le domaine de l’acquisition d’armement sans que des soumissionnaires non retenus n’aient la possibilité de demander l’examen concret du respect des dispositions du droit des marchés publics.
– Notons que, dans de nombreux pays européens, l’acquisition d’armement est peu axée sur la concurrence. En exigeant des adjudications concurrentielles dans le domaine de l’armement, le droit suisse va au-delà des exigences minimales requises par l’accord de l’OMC. De plus, les dispositions du droit des marchés publics visent généralement l’acquisition de produits standard et ne prennent que partiellement en considération l’acquisition de matériel d’armement complexe. Une amélioration de la situation est moins à chercher dans une réglementation accrue, que dans une clarification des consignes et dans l’optimisation des mécanismes servant à mettre en œuvre ces consignes. C’est d’ailleurs ce vers quoi tendent les efforts de la Commission européenne pour accroître la concurrence en matière d’acquisition d’armement.
Du point de vue de la gestion d’entreprise, l’actuelle pratique d’acquisition d’armasuisse a été mesurée à l’aune stricte de la pratique d’entreprises industrielles et technologiques leaders, comparables et issues des branches de la construction d’installations, de l’électrotechnique, de la construction de machines et d’infrastructures (transports, pétrole, gaz, etc.).
L’acquisition d’armement par l’Etat étant liée à des obligations légales, la pratique d’acquisition n’est pas comparable sous tous les angles à celle des entreprises privées. Toutefois, l’administration dispose à l’intérieur du cadre légal d’une certaine marge de manœuvre pour des optimisations, que la comparaison avec la pratique d’entreprises privées en matière d’acquisitions fait justement ressortir.
– Les processus d’acquisition d’armasuisse sont longs. Des ressources sont utilisées en trop grande quantité pour des projets plus simples et stratégiquement moins importants ; elles font ensuite défaut pour la réalisation de projets stratégiquement plus importants.
– Les projets d’acquisition étudiés présentent une organisation détaillée et parfois complexe.
– Les cahiers des charges demeurent trop longtemps à l’état d’ébauche et sont généralement trop spécifiés, ce qui fait monter les coûts. La tendance consiste à y intégrer des spécifications nouvelles ou modifiées à un stade très tardif. Cela a pour conséquence que les projets ne peuvent pas être traités de façon suffisamment ciblée. Les cahiers des charges trop spécifiés restreignent considérablement l’éventail des solutions disponibles sur le marché, qui satisfont aux exigences.
– La pondération des critères qualitatifs est très forte dans l’évaluation du matériel militaire, ce qui fait augmenter les coûts d’acquisition à proprement parler et les coûts de processus (évaluations onéreuses). Notons cependant que, grâce à un cadre financier restreint et aux instruments d’évaluation utilisés, qui tiennent systématiquement compte du prix, des limites sont posées à une logique axée purement sur la qualité.
– Il existe également un potentiel d’optimisation dans le management : la direction ne dispose pas d’objectifs clairs déclinés projet par projet concernant la durée et les coûts. Le système de controlling, bien conçu, n’est qu’en partie opérationnel et l’utilisation de ses éléments déjà disponibles en tant qu’instrument de gestion n’est pas satisfaisante. Il s’agit avant tout d’épuiser les crédits et d’utiliser au maximum les ressources en personnel, ce qui est notamment favorisé par les structures d’incitation en place dans le département (réduction de personnel, pilotage financier à un échelon supérieur).
La pratique d’acquisition n’est pas assez définie au niveau stratégique, ce qui pose des problèmes du point de vue légal ainsi que du point de vue de la gestion d’entreprise et du pilotage politique.
– En matière d’acquisition d’armement, il faut aussi prendre en compte des obligations relevant de la politique de défense et de la politique extérieure. Celles-ci requièrent parfois des écarts par rapport aux dispositions du droit des marchés publics (maintien de la base industrielle indigène, livraisons depuis des pays qui mènent des guerres). A l’échelon des lois, les conditions préalables correspondantes sont relativement peu réglementées et ce, pour de bonnes raisons. Comme le montre de manière exemplaire le cas de l’acquisition d’un système d’instruction des pilotes de jets (PC-21), il manque à l’échelon inférieur des consignes claires pour la concrétisation de ce cadre peu réglementé. On court ainsi le risque de voir des cas comparables ne pas être traités de la même manière. De plus, l’action de l’Etat risque d’être imprévisible et de manquer de lisibilité. Enfin, l’examen des implications de l’importation d’armement sur le plan de la politique extérieure, qui intervient à un stade très tardif du processus de planification et d’acquisition, privilégie les besoins militaires aux dépens des intérêts de la politique extérieure.
– Le Parlement ne peut intervenir de manière contraignante dans un projet d’acquisition qu’à un stade très avancé du processus, alors qu’une charge importante de travail a déjà été investie dans les préparatifs. Du point de vue de la gestion d’entreprise, le pilotage financier par le biais de crédits-cadres pluriannuels constituerait une démarche pertinente et serait en outre adapté aux compétences du Parlement. Cependant, la décision d’achat relative au matériel militaire d’un fournisseur déterminé n’est pas de nature purement technique ou commerciale. C’est la raison pour laquelle la solution du pilotage financier par le biais de crédits-cadres pluriannuels implique que l’administration fonde ses décisions d’acquisition sur des critères et directives les plus clairs et concrets possible. Le DDPS n’a pas élaboré jusqu’à présent de telles bases contraignantes.
– Du point de vue d’une gestion moderne des acquisitions, il manque une stratégie claire en matière d’acquisitions. Une telle stratégie pourrait limiter la création de monopoles dus à des contraintes systémiques et, en cas de monopoles inévitables, elle pourrait définir en amont des règles à des fins de transparence.
Enfin, il faut souligner que la plupart des problèmes ne pourront être résolus si armasuisse fait cavalier seul, mais qu’ils nécessiteront la collaboration active de tous ses partenaires au sein du département. Les changements profonds dans le domaine du personnel représentent certes un défi de taille pour armasuisse, mais elle constitue aussi une opportunité pour renforcer les compétences indispensables à l’acquisition stratégique et dans les champs technologiques prioritaires.